L’ampleur du black-out qui a touché l’Espagne et le Portugal le 28 avril dernier à 12h33 a brutalement rappelé que le système électrique repose sur un fonctionnement technique très précis. Une rupture trop forte de l’équilibre prévu par les gestionnaires de réseaux de transport (GRT) peut rapidement engendrer une coupure totale de l’électricité… et donc une paralysie quasi complète de l’activité d’une région ou d’un pays.
Heureusement, l’événement qui a touché la péninsule ibérique n’a pas eu trop de conséquences graves : les lieux d’activités sensibles comme les hôpitaux ont utilisé leurs générateurs de secours ; la coupure ayant eu lieu principalement l’après-midi, elle n’a pas posé des soucis d’alimentation électrique nocturne ; les mesures de sécurité prises par la France ont évité une propagation sur le reste du continent européen.
L’impact médiatique a été très fort, conduisant des personnes plus ou moins qualifiées (et souvent plutôt moins) à pointer telle ou telle cause. Pourtant, l’expérience montre qu’il faut attendre plusieurs semaines voire plusieurs mois avant que des conclusions sérieuses et fondées soient tirées sur les raisons d’un tel événement.
Le précédent black-out (partiel) dans les Balkans le 21 juin 2024 le montre bien : ce jour-là, la forte chaleur générant une hausse de consommation d’électricité avait été spontanément pointée du doigt. Mais, après enquête, il s’est avéré que deux courts-circuits avaient été causés par de la végétation et que les pannes résultantes avaient enclenché un effet domino par manque de vision globale du réseau régional des GRT concernés et par des moyens insuffisants pour rehausser le voltage sur les lignes.
Enquête à suivre de l’ENTSO-E
Pour déterminer les causes réelles du récent incident ibérique, le groupement des gestionnaires de réseaux européens, ENTSO-E, a lancé une enquête. Avec les régulateurs, il a constitué un panel de dix experts européens qui fera d’abord un rapport factuel sur ce qui s’est passé, et donnera ensuite une liste de recommandations. Aucun délai n’est précisé, mais les textes européens fixent un maximum de six mois.
Le black-out est appelé « état de panne généralisée » dans le règlement européen 2017/1485. Il est caractérisé par au moins une des conditions suivantes : « perte d’au moins 50 % de la demande dans la zone de contrôle du GRT concerné ; absence totale de tension pendant au moins trois minutes » dans cette zone « entraînant le déclenchement des plans de reconstitution » (article 18).
La reconstitution est la période où les GRT organisent le retour de l’électricité sur le réseau après la panne généralisée. Dans le cas du 28 avril 2025, plusieurs actions consécutives ont été réalisées : à 12h44, la ligne 400 kV entre la France et l’Espagne (côté ouest des Pyrénées) a été remise en service, permettant progressivement l’alimentation du réseau espagnol ; à 13h04, la connexion Maroc-Espagne a aussi été réactivée puis à 13h35 celle avec la France sur le côté est de la frontière. Simultanément, dès le début de la reconstitution, des centrales hydroélectriques espagnoles disposant d’une capacité de « black start » (c’est-à-dire un redémarrage sans aucune aide du réseau) se sont reconnectées ; elles ont été suivies à 16h11 et 17h26 par deux centrales portugaises fonctionnant également en black start. Entre l’Espagne et le Portugal, une ligne de 220 kV a été remise en service à 18h36 puis une autre de 400 kV à 21h35. La reconstitution était terminée après minuit au Portugal et vers 4 heures du matin en Espagne.
Origine du black-out : ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas
La seule certitude sur le déclenchement du black-out, c’est sa rapidité. Tout s’est joué en moins de deux minutes. À 12h32 et 57 secondes, une série d’interruptions a eu lieu en Espagne, faisant disparaître 2,2 GW du réseau en 20 secondes. Apparemment, ce serait au niveau des sous-stations de Grenade, Badajoz et Séville. La fréquence sur la péninsule ibérique a alors baissé pour atteindre 48 Hz à 12h33 et 21 secondes (au lieu de 50 Hz), déclenchant ainsi automatiquement la déconnexion de quasiment toutes les unités de production ibériques et des lignes avec la France, pour éviter la perte de synchronisme. Quelques centrales ont aussi été arrêtées automatiquement dans le Sud-ouest français, dont la centrale nucléaire de Golfech.
Plusieurs pistes ont été évoquées sur l’origine des interruptions initiales. Un incendie proche du réseau français vers Perpignan ou Narbonne ? RTE a confirmé qu’il n’y en avait pas eu. Un événement météorologique exceptionnel ? Le Météo-France espagnol a précisé qu’il n’y en avait pas eu. Une cyberattaque sur le réseau espagnol ? Le gestionnaire de réseau REE (Red Eléctrica Española) a très vite écarté cette possibilité, mais une enquête judiciaire le précisera. Des oscillations anormales de fréquence et de tension sur le réseau européen repérées une heure avant le black-out auraient-elles eu une incidence ? La ministre espagnole de la Transition énergétique Sara Aegesen a évoqué cette hypothèse, mais sans qu’elle soit étayée pour l’instant.
Juste avant le black-out, l’Espagne produisait son électricité majoritairement (à 70 %) avec de l’éolien et du solaire photovoltaïque. Le pays était en situation d’export : 1 000 MW vers la France, 2 000 MW vers le Portugal et 800 MW vers le Maroc. Des voix se sont élevées pour attaquer ces énergies renouvelables variables, mais là aussi, rien de tangible à date. L’Espagne est désormais habituée à ces niveaux sans que cela ait déclenché des black-out précédemment. Les renouvelables ont d’ailleurs bien servi pour réalimenter la péninsule (voir graphe), au contraire du nucléaire qui a mis quatre jours pour revenir sur le réseau.
Source : REE, d’après un graphique publié par La Vanguardia
D’ailleurs, quand bien même le solaire ou l’éolien auraient joué un rôle dans l’événement du 28 avril, cela justifierait-il de les condamner ? En 1987, la France a connu une coupure de courant majeure dans l’ouest à cause de la centrale thermique de Cordemais : à l’époque, ce type de centrale n’a pas été remis en cause pour autant !
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